Confinement jour 4…

Que le temps est long ! Que nous sommes loin de la frénétique avancée d’une temporada.

Celle-ci tarde à voir le jour, et les questions se succèdent… Quand viendra la fin de ce cauchemar ? Quand va débouler tel un TGV ralliant Nîmes la belle à la capitale, le premier toro de cette année déjà chaotique ? Quelle sera la première feria ? Je ne saurais, pas plus que quiconque, ni même le deviner…

Prendre son mal en patience. Aguanter ces longues heures, reclus, à se tanner le cul dans le fond du canapé, à broyer du noir, mais toutefois envoyer par la pensée, toute la force du monde à ceux qui affrontent ce foutu virus « a cuerpo limpio »…

Alors battant bon gré mal gré ces heures d’attente et de doutes, je plonge dans mes souvenirs d’aficionado. Et à la volée je saisis à ferme poignée un de ces « recuerdos » impérissable. Celui-ci me ramène plus de dix ans en arrière, le 11 septembre 2009.

Nous sommes en Arles, ouverture de la Feria des Prémices du Riz, pour une corrida concours, affiche à l’époque signature de l’amphithéâtre romain. Température estivale, soleil radieux. La chambrée n’est pas confidentielle, mais c’est tout comme. Les travées ne sont que très chichement garnies et pourtant les présents, chanceux, en garderont un souvenir indélébile…

Dans les chiqueros attendent six exemplaires de ganaderias légendaires, six estampes magnifiquement représentatives de leurs fers et de leurs origines. Dans l’ordre : Burrascon (580kgs) de Partido de Resina, Sirio (590 kgs) du Conde de la Corte, Clavel Blanco (610kgs) de Maria Luisa Dominguez y Perez de Vargas, Blanquet (540kgs) d’Hubert Yonnet qui commémorait cette année-là les 150 ans de la devise, puis Aguardentero (605 kgs) de Prieto de la Cal et enfin Marcancias (620 kgs) de Celestino Cuadri.

Au paséo, trois toreros ibériques, pas des plus taquilleros mais des hommes de combats et de courage. A gauche, Domingo Lopez Chaves, à droite Javier Sanchez Vara et au centre Fernando Cruz, respectivement onze, neuf et cinq années d’alternative. Une fois le défilé d’ouverture clos, le forfait de dernière minute de Sanchez Vara -vraisemblablement la faute à une infiltration lui ayant atrophié l’épaule – laisse salmantin et madrilène affronter les six fauves en un mano a mano inédit.

Disons le tout de suite, avant la sortie du troisième, ce fut un peu le calme avant la tempête…

Place à Clavel Blanco, marqué du numéro 38, né en septembre 2004, qui porte le A du fer de Maria Luisa Dominguez y Perez de Vargas. Un élevage à la recherche du temps perdu, dont Clavel Blanco pourrait être l’un des fers de lance. En somme, comme un coup de poker.

(Crédit photo inconnu)

Un toro noir, presque luisant, le poitrail massif, l’encornure « acapachada » est fidèle à l’encaste Pedrajas dont il tient son origine. Clavel Blanco, dans la langue de Cervantes signifie « œillet blanc ».

Son attitude presque placide à sa sortie des chiqueros allait laisser place à un torrent de puissance, à une caste débordante et inattendue, qui mit littéralement les cuadrillas en échec avant que ne pénètre en piste le « varilarguero » d’astreinte… Place à la révolution.

Cinq piques, cinq vraies piques et non ces semblants de batailles que l’on appelle aujourd’hui « rencontres ». Premier assaut. Et boum. Le groupe équestre est au tapis. Quelle frappe, quelle puissance. Pas de la brutalité pure et dure, non. De la bravoure oui. S’en suivent quatre autres bastons, Clavel Blanco a du cœur et de la ressource. Quatre impacts tous aussi assourdissants les uns que les autres. Quelle fougue, quelle rage !

(Crédit photo inconnu)

Monté sur le cheval Quince, Juan Luis Rivas hijo. Le garçon, lance à la main, vient de perdre son père, picador lui aussi, quelques semaines auparavant. A tout juste vingt printemps, le gamin semble bien frêle face aux 610 kilos impériaux qui dézinguent à tout va le canasson matelassé. Et pourtant, le jeune uhlan joue la partition avec une sincérité folle. Cinq piques. Toutes fortes et au milieu du dos certes, mais aucun vice, ni une pompée, ni même en la jouant carioca. Terrassé mais héroïque, Juan Luis Rivas était prédestiné à un brillant avenir, castoreño vissé sur la tête. Hélas il décèdera quelques mois plus tard d’un accident de voiture, sur une route de la province de Salamanque, rentrant d’une corrida annulée à Calahorra où le brillant lancier en devenir devait officier aux ordres d’un autre salmantin, Eduardo Gallo.

(Crédit photo Jacques Sevenier)

Dernier tiers. Domingo Lopez Chaves, endimanché dans un costume rouge et or, à la mine pâle. Le matador du Campo de Ledesma parait décontenancé par tant de race, tant de caste pure. Clavel Blanco est imprévisible voir « incouillonable ». Muleta en main, le temps s’égrène lentement, les secondes sont des minutes. Ce toro impose tant de respect. Sa charge, tellement vibrante offrait vingt passes, pas plus. Nous n’en vîmes qu’un quart tout au plus. Assez pour faire vibrer le millénaire amphithéâtre.

Trop d’exigence, trop de puissance. Sans lui faire injure, Domingo fut tout bonnement dépassé. Plus de dix ans se sont écoulés, il y a aujourd’hui prescription, et bien d’autres hommes de lumières s’y seraient cassé les dents… Comment dompter tant de sauvagerie avec ce bout de serge rouge tremblant comme une feuille morte…

(Crédit photo inconnu)

Bouche fermée tout au long de cette faena à couteaux-tirés, c’est aussi bouche fermée que mourut Clavel Blanco, au centre de la piste, comme un roi, un Roi d’Arles… malgré un très laid bajonazo dissimulé sur l’échine vaillante et forte de ce grand toro…

L’arrastre lent, très lent, offre à Clavel Blanco une ultime vuelta, émouvante, assommante. La dépouille colossale s’engouffre dans les entrailles de ce monument sans âge, un chapitre se ferme, ce toro appartient désormais aux souvenirs. Ineffaçable.

L’oreille offerte au petit torero salmantin est tombée du palco et demeure encore aujourd’hui comme un cheveu tombé dans la soupe.  

Monumental Clavel Blanco. Ce vendredi 11 septembre, Arles n’avait d’yeux que pour lui. Pour une fois c’est le cornu que l’on acclame, pour Clavel Blanco les mains clappent jusqu’à s’endolorir. Tard dans la soirée les pierres sans âge de ce théâtre ont continué de vibrer. Tard encore, dans ces soirées endiablées on ne parlait que de lui…

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