Un seul toro. Un seul torero. Le torero.

Une faena, unique. Un instant de génie. En moins de trente minutes, Morante de la Puebla avait absorbé toute l’électricité venteña. Avec lui, tout devient arômes. L’art, ici, est suprême. À s’en égosiller. Un catalyseur du duende dans sa plus pure expression.

Après lui, plus rien. Comme un monde suspendu.

En fais-je trop ?

Les Morantistes — ceux qui ne se cachent pas — en font toujours trop. En réalité, non.

Il est de ces jours incandescents où la tauromachie cesse d’être un art pour devenir un miracle. Ce mardi 28 mai à Madrid, Morante de la Puebla n’a pas seulement toréé. Il a rassemblé les âmes. Celles en peine d’une San Isidro à moitié consumée, sans éclats.

Il a retardé la gueule de bois d’un public déjà trop entamé par le gin tonic, bien avant l’entrée du premier animal.

Il a rendu ivres de bonheur les amateurs de bon toreo.

Il a capté, émerveillé, l’attention des initiés — et la tension des autres.

Morante a révélé une vérité brûlante, de celles que seuls les plus grands effleurent.

Une forme d’absolu que les mots peinent à contenir.

Les Morantistes en font-ils trop ?

Devant ce Seminarista, Morante délia sa cape comme on peint à la lumière du jour une fresque vivante.

Quatre véroniques. Seulement quatre.

D’une lenteur telle que le temps, lui aussi, dut s’incliner.

Las Ventas, à cet instant, était devenu un asile de fous touchés par le génial.

Et ce n’était que le début.

Un quite magistral, a cuerpo limpio, timbale en main. Ni una gota al suelo. Olé.

Muleta en main, Morante ne toréait pas seulement : il envoûtait.

Chaque mouvement relevait du mystère.

Chaque geste fluide sonnait comme le renouveau d’un toreo enfoui.

Seminarista était noble, mais ne se livrait pas complètement.

Pourtant, là où d’autres auraient placé la muleta, Morante imposait son corps.

Par le placement, la cadence, le naturel.

Et plus le toro hésitait à plonger, plus Morante dictait le tempo avec la précision d’un horloger.

Le rythme d’une faena de cante grande semblait avoir pris source sur les rives du Guadalquivir, et Madrid, aux yeux de chimère, répondait par des rugissements d’extase.

Les naturelles ?

Une leçon de lenteur et de dominio.

Conduites du bout des doigts, Morante dessinait des arabesques de soie, presque silencieuses.

Par instants, aussi fugaces que puissants, le souffle du public suffisait à maintenir l’équilibre.

Il y eut des remates par le bas d’une beauté rare, des mouvements d’une densité abyssale.

Avec Morante, la vérité ne triche pas.

Et l’on ne triche pas avec la vérité.

Cette œuvre — car c’en est une, majeure — avait le goût d’une Puerta Grande.

Une vraie.

Elle en avait el son, la sal, el sol. Sin saber, lo llevas dentro.

Mais parfois, le destin se lasse de tant de perfection.

Ignacio Sanjuán, que mon voisin, éméché comme le reste de sa troupe, qualifia d’un sonore « hijo de la gran… », se paya le triomphe qu’attendaient 22 964 âmes ébahies. Même les insupportables du 7 étaient restés bouche bée.

Le reste de la course sombra dans l’oubli.

Talavante, aussi démuni que lisse. Rufo, contraint de toréer dans l’ombre écrasante léguée par Morante.

Même le maestro, revenu expédier le quatrième, imbuvable, qui fut renvoyé ad patres, fissa fissa.

La corrida suspendida. Le feu s’était éteint.

Ce que Morante a offert hier dépasse toute conclusion.

Il n’existe pas de qualificatif assez fort. Car il n’a eu besoin que d’un seul — d’un demi — toro pour redéfinir l’essence même de la tauromachie.

Morante a allumé la lumière, puis l’a éteinte derrière lui, comme un maître referme un livre d’histoire. Un instant unique, infini dans sa brièveté et son éclat. Une offrande. Une bénédiction.

En fais-je trop ? Les Morantistes en font toujours trop.

Hier, Madrid a vu le toreo. C’est un acte.

Un acte de foi.

Un acte de roi.

Morante est le roi des toreros. Le plus grand de l’histoire.

En fais-je trop ? Les Morantistes en font toujours trop.

José Antonio Morante Camacho, pape du toreo.

Pour des siècles et des siècles. Amen.

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