Immense figura del toreo des années 1980-1990, Juan Antonio Ruiz Roman “Espartaco” s’était tourné très tôt durant sa trajectoire de matador de toros vers l’élevage de bravo en fondant la ganaderia qui porte son nom. Basé à Constantina près de Séville à la Finca Majavieja, l’élevage à la devise jaune et verte fêtera ses trente ans en 2023 et débutera cette année dans le sud-est de la France à Istres pour la novillada du samedi matin. Contacté pour en entretien, le maestro d’Espartinas nous parle de ses doutes comme éleveur de toros, mais aussi ses espoirs, ses ambitions et évoque sans détours sa vision de la tauromachie actuelle.

Sol y Sombra : Après avoir tout conquis en tant que torero, l’heure est venue de convaincre aujourd’hui comme éleveur…

Espartaco : Et c’est justement cela qui me préoccupe ! Être ganadero génère beaucoup de stress. Le comportement en piste est le résultat de plusieurs années de sélection, de sacrifices. Les novillos qui iront à Istres, je suis profondément persuadé qu’ils y fonctionneront. Mais dans les toros, la vérité d’un jour n’est pas forcément celle du lendemain, les espoirs et les certitudes aussi. La matinée de samedi peut être encore plus belle et triomphale que ce que je l’ai secrètement imaginé, mais elle peut être aussi pire… Je croise les doigts pour le voyage se passe bien, que les novillos ne perdront pas trop de poids aussi.

SyS :Que représente pour vous le fait de revenir en France?

Esp: Revenir en France, pour moi, est une véritable joie et une grande satisfaction. Etre annoncé en tant que ganadero à Istres, qui est une feria très importante, j’en suis évidemment heureux et ravi. Mais comme je disais j’en suis aussi très préoccupé. Ma ganaderia a dejà connu des moments importants, mais elle est relativement jeune et n’en est qu’à ses débuts et à besoin de se consolider dans des arènes importantes. Je suis extrêmement reconnaissant envers Bernard Marsella et les arènes d’Istres de m’offrir cette opportunité.

SyS : Quel souvenir gardez-vous de votre dernier paseo, comme torero, dans les arènes d’Istres et quel regard portez-vous sur ces arènes du Palio?

Esp : Un souvenir très précieux et très doux. Partager l’affiche avec Sebastien Castella qui fêtait ses 10 ans d’alternative était véritable privilège, et pour lui comme pour moi les choses se sont passées à merveille. Tous les deux avons pu triompher, mais ce que je garde surtout en mémoire, c’est l’affection très particulière que peut avoir ce public.

Espartaco et Sebastien Castella le 19 juin 2010 au Palio. (Photo Patrick Colléoni)

SyS : Quel regard portez-vous sur les novilleros qui affronteront vos novillos ?

Esp : Ce sont trois jeunes toreros très préparés, avec beaucoup de projection, d’ambition et surtout énormément de qualités. Ce que souhaite le plus intensément, c’est que mes novillos les aident à connaitre le triomphe en leur permettant d’exprimer toutes leurs personnalités.

SyS : Comment, en plein cœur d’une carrière de matador, devient-on ganadero ?

Esp : Je crois sincèrement que c’est le rêve de toute une vie et que je l’ai toujours voulu, profondément. En tant que torero, le toro m’a tout donné, m’a permis de réaliser mes rêves, d’accomplir de grandes choses dans l’arène. J’ai très vite eu l’envie de rendre au toro ce qu’il m’a donné. Le toro à la faculté, de par son environnement de vivre et de profiter de sa liberté. Auprès des toros, je me sens libre moi aussi et c’est un sentiment magnifique. Je dirais que je suis devenu ganadero par pure reconnaissance au toro qui est le plus bel être au monde.

Juan Ruiz de Rato (à gauche) fils du maestro et le mayoral Antonio Apresa Cáceres

SyS : Sur quelles origines a été fondée la ganaderia ?

Esp : La ganaderia a été fondée en 1993 par l’achat de bêtes auprès des ganaderias Torrestrella et Los Guateles. Divers croisement ont été ensuite fait mais en maintenant les mêmes origines, les mêmes caractéristiques, celles qui sont chères et qui donnent aux toros l’expression qui me plait. Jusqu’à présent, les résultats me confortent dans le choix de la selection même si je pense avoir encore beaucoup à apprendre en tant que ganadero.

Quelles sont les caractéristiques recherchées au niveau de la selection ?

En premier lieu, la bravoure. C’est ce que j’apprécie par-dessus tout. Cette bravoure que peut dégager le toro bravo. J’ai horreur qu’un toro soit agressif et violent. Ce que j’attends d’un toro c’est qu’il soit brave, noble et qu’il permette au torero qui se trouvera devant ses cornes, de pouvoir s’exprimer pleinement. La lignée et les origines choisies vont en ce sens, tant au niveau morphologique que comportemental.

Novillos prévus pour Istres (photo Michel Naval)

SyS : Qu’est-ce qui est le plus difficile ? Torero ou ganadero ?

Esp : Être torero est très difficile voire impossible, et devenir figura del toreo est miraculeux. Mais lorsque tu passes de l’autre côté et que tu deviens à ton tour ganadero tu te rends compte de ce que tu ne voyais pas en tant que torero. Tous les paramètres qu’il y a a prendre en compte dans la sélection, comme choisir le bon semental qui va lier avec les bonnes vaches. Et le résultat tu ne le vois que plusieurs années plus tard. Si ce n’est pas bon, il faut tout recommencer. Torero, tu exiges beaucoup d’un toro, et par conséquent d’un ganadero car tu mises un éventuel triomphe sur le bétail. En tant que ganadero, tu te dois de fournir le toro qui va permettre au torero de triompher, et espérer qu’il en soit à la hauteur. Si le triomphe n’est pas au rendez-vous pour un torero, il y aura une autre course, pour certains dès le lendemain alors que pour l’éleveur, encore une fois pour certains, il n’y a pas de deuxième opportunité aussi rapidement. C’est le travail de plusieurs années qui est remis en question.

SyS: Et le plus passionnant ?

Esp : Torero, incontestablement. Il n’y a rien de plus passionnant et de plus fort que de mettre sa vie entre les cornes d’un animal, sentir son souffle, créer une œuvre à la fois puissante et émouvante.

SyS : Vous étiez un torero réputé très technique. Il semble aujourd’hui que l’esthétisme prime parfois un peu trop. Quelles différences voyez-vous entre le toreo des années 80-90 et celui d’aujourd’hui ?

Esp : Il n’y en a pas tellement à vrai dire. La tauromachie d’hier, celle d’aujourd’hui et celle de demain sont régies par le même socle : la culture et l’éducation taurine. L’esthétisme est évidemment très important, mais tu n’y arriveras jamais sans avoir la technique. Avoir les deux, c’est ce qui fait de toi un grand torero et pas un parmi tant d’autres. Après chaque torero à sa manière propre  à lui d’interpréter le toreo, mais l’esthétique ne peut aboutir sans technicité, c’est fondamental à la différence que l’esthétisme, du moins la fibre artsitique est le plus souvent innée, alors que la technique s’apprend.

SyS : Pensez-vous la tauromachie en danger ?

Esp : A défaut d’évoluer, la société change, c’est une évidence. Le monde du toro, n’y échappe pas car cela est inévitable. Beaucoup de gens se revendiquent profondément taurins, et d’autre en revanche radicalement contre. La façon d’aller à l’encontre de la tauromachie est plus virulente aujourd’hui qu’il y a quelques années encore. Au final, nous n’avons pas d’autres devoirs que de défendre notre culture, la promouvoir, en être fier. Ce sont nous autres aficionados, toreros, ganaderos qui tireront la tauromachie vers le haut, en nous unissant, en protégeant le toro bravo, en défendant notre aficion. Unis, nous sommes les meilleurs protecteurs de la fiesta brava.

SyS : Arrivez-vous à résister à l’envie de prendre la muleta ?

Esp : C’est impossible. Le gusanillo est toujours en toi, à vie. Lors des tentaderos à la finca, je préfère en revanche davantage laisser la possibilité aux matadors, aux jeunes toreros de se mettre devant du bétail, car ils en ont plus besoin que moi. Mais lorsque tout se passe à merveille, je ne résiste pas à l’envie de prendre la muleta pour quelques tandas…

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