Il y a des matins de Feria, à Nîmes, où émerger d’une longue soirée de festive débauche, ressemble sensiblement au parcours du combattant. Il est 8h30 ce matin quand le réveil sonne, après une petite poignée d’heures de sommeil. Tout le monde dort, dans cet appartement dépotoir de la rue Benoit Malon, que nous louons les copains et moi. C’est qu’il en faut de la dextérité pour s’extirper de ce matelas de fortune, au milieu de tous ces corps ronflants et exaltants la boisson. Dors et déjà, je sais que mon binôme est forfait pour ce matin…

Car ce matin, c’est corrida dans l’amphithéâtre romain. Dimanche de Feria, matinée des artistes… Javier Conde et Morante de la Puebla. Les Juan Pedro Domecq sélectionnés pour arbitrer la partie ne sont pas mes préférés, loin s’en faut, mais Morante c’est ma came…

Après une douche réparatrice et un petit noir salvateur au Café de Paris, lieu du crime de la veille, direction le deuxième étage de l’hôtel Atria. Là-bas, m’attend Lionel, plus connu sous l’apodo de Morenito de Nîmes, qui fut mon professeur d’espagnol et qui m’avait gentiment proposé de participer à son habillage, avant de défiler aux côtés des deux génies andalous en tant que sobresaliente.

Avant de rejoindre des tendidos promis brulants, il me faut vendre la place du copain tombé au champ d’honneur. Finalement je vendrais les deux, transformant deux billets en un, mieux placé, « au boudin » comme on dit. Rien n’est trop cher, malgré ma modeste bourse, quand il s’agit de Morante…

11h00 tapante, l’heure du paseo. La température est plus accablante que jamais lorsque les deux maestros se présentent au public nîmois qui n’a rempli l’amphithéâtre qu’au trois quart bien pesé. Javier Conde, l’artiste malageño porte un costume sublime, stylé, picassien, bariolé, chamarré de mauve, de vert, de bronze même. Signé Christian Lacroix. Le génie de La Puebla est lui vêtu d’un traje groseille et azabache, le torse recouvert d’un chaleco brodé d’or.

Que cette matinée m’a paru longue… Mon voisin de palier tirait à grandes bouffées sur un barreau de chaise estampillé Made in Cuba. Une fumée de Havane qui retournait comme une lessiveuse, mon estomac de bringue encore fragile. Cigare, champagne, petits fours… Ce boudin c’est bien mais je n’y suis pas à mon aise, trop guindé, trop cul-cul la praline. Ici-bas tout le monde se mesure du regard et il n’y a pas grande aficion. Définitivement on est mieux plus haut, chez les moins riches.

En piste, la faiblesse des Juan Pedro abrutie le conclave, bien assommé déjà par un cagnard terrible. Les noirs toros et un couleur savon, débarqués de la Finca Lo Alvaro dissimulés dans d’épais costumes de novillos, sont fiables, mais fades et prévisibles. Ici, à Nîmes, Javier Conde a de l’ambiance. D’abord parce qu’il a gracié voici tout juste un an, Lanero, une bondieuserie novillote de Garcigrande. Aussi parce que la côte du brun ténébreux de Malaga, auprès de la gente féminine est au plus haut. De la jouvencelle mal assise des amphis, à ma vieille rombière de voisine, pomponnée et exhalée au sent-bon, toutes n’ont d’yeux que pour le bel hidalgo andalou. Chaque facétie est auréolée, alors qu’il n’y a rien. Ce matin Conde le magnifique, face il est vrai à d’insipides cornus, force le trait, enlaidi son art. Point d’inspiration flamenca ce matin, nada, hormis un vilain croc en jambe du quinto, qui couta la bousculade au beau Javier le danseur, qui après une lamentable lame contraire, pleure une chaquetilla en lambeaux.

(Photographie Anthony Maurrn)

Morante lui, n’est pas loué pour sa plastique de bourreau des coeurs. Le cigarrero n’est pas aussi beau que le malageño qu’on se le dise. Mais il torée mieux. Et ça aussi qu’on se le dise. Personne ne manie la cape aussi bien que lui, et en cette temporada 2010 « de La Puebla » est dans une forme olympique. Jerez, Séville et Madrid en ont été les témoins.

(Photographie Anthony Maurin)

Déjà plus de deux heures de spectacle et pas d’éclats, ou peu. Une oreille pour le sévillan à son premier auquel il venait de ciselé trois chicuelinas « de puta madre ». Ce matin l’animation est dans la coursive… La dépouille du second toro à peine englouti par les entrailles du vaisseau romain, le callejon s’allume. La team Morante mandate Phillipe Mourgues, le valet d’épée. Sa seigneurie désire une chaise. La chaise pliante rapatrier fissa n’a pas les faveurs du génie. Mais que veut monseigneur ? Un trône ? Lui le rococo versatile qui a déjà une cour toute acquise, qui le ventile lui et son cigare, sous son ombrelle.

Phillipe revient enfin avec l’objet du désir, une chaise flamenca dénichée à la volée tout près, au Restaurant des Artistes, drôle de coïncidence.

C’est sur « Bullicio », sixième et dernier de l’envoi, que tous les espoirs reposent. Ceux de Jose Antonio Morante Camacho aussi. La réception, cape en main, est soignée, précise, rythmée et inspirée. Bullicio semble avoir plus de pétrole dans le moteur que ses cinq frères. Passée l’épreuve succincte des piques, Désirée la chaise entre en scène. Morante va entamer son œuvre par la « suerte de la silla ». Pour beaucoup une facétie. Pas pour Morante. Tout à un sens. Le torero de La Puebla del Rio rend en réalité hommage à l’un de ses modèles : Rafael Gomez « El Gallo », le divin chauve, pour lequel on commémorera dans deux jours le cinquantième anniversaire de sa mort*. C’est à lui que l’on doit la renommée de la « suerte de la silla » pour l’avoir exécutée le 21 avril 1912 à Séville face à un toro de Gregorio Campos.

(Photographie Anthony Maurin)

Deux passes assises sur cette chaise, deux aidées par le haut et en avant la musique. La suite ? Du bonheur. Tout dans la faena de Morante, ne sera que douceur et légèreté. Il y a dix minutes ça sentait vraiment le sapin et maintenant se dégage un doux parfum de fleur d’oranger, de tendres mais vives effluves de ce flacon que l’on somme Morante de déboucher. L’artiste au creux d’une silhouette galbée et voluptueuse, emmitoufle le modéré Bullicio. Ce ballet n’a rien de platonique. C’est d’anthologie. Que de lenteur, de pureté, de naturel. Les muletazos droitiers sont une réelle invitation à l’ivresse. Et que dire des naturelles, soyeuses comme des draps de bébés. Les groupies Condeñas se sont tues, désormais ce sont les amateurs de bon toreo qui jubilent, presque hystérique. Ceux qui, dans mon tendido, menaçaient de rejoindre La Grande Bourse plus vite que prévu s’arrache le gosier de « olés » et braillent leur plaisir à tue-tête. Un délire.

(Photographie Anthony Maurin)

Dans un silence de cathédrale, Morante le fantastique, loge son arme dans l’échine de Bullicio. Jusqu’à la garde. Le triomphe est là tout près, lui qui jusqu’à ce dimanche matin n’a pas écrit ses plus belles pages en ces lieux. Sied sur sa chaise, un barreau cassé, l’artiste entre clameur et mutisme, apprivoise les derniers souffles de son compagnon de bal. Le fauve vacille, Nîmes exulte. Il ne pouvait en être autrement. Trophées maximum. Il ne pouvait en être autrement non plus…

(Photographie Anthony Maurin)

Dix ans déjà. Depuis, Morante a plus agacé qu’enivré. Mais reste de génie intemporel, mystique, incompris parfois, incompréhensible souvent. L’œuvre créée ce matin du Dimanche 23 Mai 2010, demeure dans la mémoire des présents comme l’un des plus beaux monuments du toreo qu’a connu Nîmes la belle impératrice.

A la sortie des arènes, je m’étais dit que je me souviendrai de cette matinée jusqu’en 2050 au moins. Dix ans déjà donc. Pourvu que le temps de passe pas trop vite et que la folie frénétique du siècle XXI nous laisse tranquille. « La cultura no se censura »…

*Rafael Gomez Ortega “El Gallo” est décédé le 25 mai 1960 à Séville, à l’âge de 77 ans.

(Photographie de couverture Anthony Maurin).

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