Cette troisième étape de notre trop court périple en terres salmantines ne commençait pas sous les meilleurs auspices… Hier lors de notre visite chez El Pilar, Sergio notre guide se montra vraisemblablement  étonné que nous ayons choisi de visiter la ganaderia Clairac… « La finca est très belle, mais il y a peu de bêtes »… nous dit-il.

Alors ce matin sur la route qui nous mène de Salamanque à La Moral del Castro, je « marrone » tout ce que j’ai d’anxiété. La peur d’être déçu, d’avoir sacrifié une matinée de campo à ne voir finalement que peu de choses. Je me remémore alors que lorsque j’avais demandé à notre futur hôte de nous accueillir pour une visite, celui-ci fut très étonné que je lui demande s’il faudrait nous acquitter de quelques euros, comme il est désormais commun dans la majorité des ganaderias du coin…

D’ailleurs cette portion de l’A-62 que nous empruntons ce matin, dessert un grand nombre de routes secondaires qui vous conduiront à la rencontre du toro bravo… Après environ 30 kilomètres, vous pouvez sortir au niveau de Robliza de Cojos, emprunter la SA-211 et après six petites bornes bifurquez à droite au bout du chemin, accolé à « La Ermita de la Virgen de los Remedios », vous tomberez sur la Finca « Cojos de Robliza » de Juan Luis Fraile. Depuis ici, vous pouvez former une boucle en traversant les pueblos de « Matilla de los Caños del Rio » et « Villalba de los Llanos » et remonter par la SA-CV-47. Après cinq petits kilomètres vous rencontrerez la Finca « Linejo » fief de la ganaderia Montalvo et quatre kilomètres plus au nord, au niveau de San Fernando se trouve l’une des plus anciennes ganaderias du campo salmantin : Antonio Perez de San Fernando, propriété de Delfina Perez-Tabernero Angoso. Un bétail aux origines particulières puisque le ganado fut fondé il y a plus de 100 ans avec des animaux d’origine Parlade de Luis Gamero Civico, une autre partie provenant de la Marquise de Tamarón, pour ne plus jamais y croiser aucun autre sang, en faisant donc un encaste à part entière.

Toujours en avance sur l’horaire nous nous mettons en quête d’une collation matinale que nous prendrons au bar-restaurant « La Vega de Don Teo » près de la station-service d’Aldeahuela de la Boveda. Un bon cafe con leche et un pain au chocolat, finalement pas si mauvais que çà ne parviennent pas toutefois à canaliser l’angoisse d’une visite ratée. Direction donc « La Moral del Castro », en empruntant la CV-107 nous rencontrons un élevage de toros « morruchos » qui paissent dans les près de la Finca de Castro Enriquez et je me dis, tout en exaspérant allègrement mon tendre binôme, que ce serait déjà ça de pris.

Lorsque nous arrivons à La Moral de Castro, nous sommes immédiatement accueillis par un gentil monsieur accusant facilement, bien qu’alerte, les quatre-vingt printemps qui n’est autre que Rafael Pelaez Lamamie de Clairac héritier légitime de cet élevage mythique.

La première question de Don Rafael fut la suivante « pourquoi avez-vous choisi de visiter notre ganaderia ? ». Ici à La Moral del Castro, nous sommes loin du « toro-tourisme », il y a bien longtemps, selon notre hôte, que des aficionados, français de surcroit, ne se sont pas intéressés même de loin aux animaux représentant la devise rouge et violette. Ici, pas de visites organisées. Dans le coin, à une quinzaine de kilomètres tout au plus, à Cabeza de Diego Gomez, la ganaderia Miguel Zaballos s’y est mis depuis quelques années et plus bas, le Marques de Albayda n’a plus de bêtes. Ici ne passent que de rares acheteurs et quelques toreros, invités à se tester face au bétail de Don Rafael, entre autres les frères Castaño, Javier et Damian, mais surtout Domingo Lopez Chaves.

Ma réponse à la question de Don Rafael : pour découvrir et apprendre l’histoire de cette ganaderia antique, au patrimoine génétique exceptionnel. Muy bien, vaya aficion…

L’histoire d’amour des Lamamie de Clairac avec le campo charro débute à la fin du XIXème siècle, entre 1878 et 1882 quand Eloy, fonde sur les terres de la finca « Muchachos » sa ganaderia en achetant du bétail d’origine Raso de Portillo à Juan Antonio Mazpule.

Eloy Lamamie de Clairac fut un homme des plus important dans l’histoire taurine de Salamanque, étant notamment vice-président de la société anonyme « La constructora de la nueva Plaza de Toros S.A » qui entreprit et mis en œuvre la construction de la Plaza de Toros « La Glorieta » afin de substituer à la vieille Plaza Ramon Solis, à la capacité trop modeste. La nouvelle arène de 11800 places fut inaugurée le 11 septembre 1893* par un mano a mano entre les toreros Luis Mazzantini et Rafael Bejerano « Torerito » – qui remplaçait Guerrita, blessé quelques jours en amont à Murcia- face à six toros de … Lamamie de Clairac.

Cartel de la Corrida d’Inauguration de la Plaza de Toros de Salamanca (Source Internet)

En 1913, c’est Rafael, fils d’Eloy qui hérite de la totalité du troupeau y ajoutant par bribes, du bétail d’origine Parlade via deux sementales puis des animaux d’origine Contreras, de Sanchez Rico.

Une dizaine d’années plus tard, Rafael élimine la totalité du bétail d’origine pour le remplacer avec l’achat des deux tiers du troupeau de Luis Gamero Civico, pure origine Parlade, puis créa un second fer pour son fils Leopoldo. C’est à partir de là que va se fonder une ganaderia au sang mythique considérée aujourd’hui par les amoureux du toro bravo, comme l’un des joyaux de la couronne. L’ensemble du troupeau est alors transféré du côté de la Moral de Castro, la finca légendaire des Lamamie de Clairac, situé près de Garcirrey et dans laquelle Juan Belmonte, au fait de sa gloire avait établi son camp de base, preuve évidente s’il en fallait, que les toros marqués du C étaient prisés des toreros vedettes de l’époque.

Les toros de Don Rafael sont alors à l’affiche dans les plazas les plus importantes de la sphère taurine comme Bilbao, Valencia, Séville, San Sebastian, Madrid, Alicante où Barcelone et même Nîmes en 1932. Le 17 septembre 1961, les toros de Lamamie de Clairac sont même les premiers à fouler le sable des nouvelles arènes « San Rafael » à Ibiza devant un cartel composé du grand Antonio Bienvenida, accompagné de Limeño et Manuel Blazquez.

Nîmes, 29 juin 1932 (Source Internet)
Barcelone 1974 (Source Internet)
Semana Grande de Bilbao 1990 (Source Internet)

Au décès de Don Rafael, le cheptel, bien que mené conjointement, est scindé en deux parties : l’une allant à Leopoldo qui poursuit l’aventure de son père sous son fer personnel, un C et quatre branches à l’intérieur**. L’autre partie est désormais dans les mains d’Aurora, qui elle garde le fer historique de la maison mais sous le nom de « Valdelama », hameau, presque lieu-dit près de la Moral de Castro, ou est érigée la placita de tienta. Depuis 1985 la ganaderia s’annonce sous le nom de Clairac.

Elevés en vase clos depuis près de cent ans, les pupilles de Clairac représentent l’un des bijoux des plus précieux qui soit dans toute la cabaña brava. Ne reste aujourd’hui de cette pure origine Parlade, via l’ancien Gamero Civico, que quelques bribes, notamment chez Samuel Flores, mais sans être aussi véritablement purs, selon notre hôte, que le sont les animaux de Clairac.

Mais qui dit pureté, dit aussi problèmes. L’un des plus fréquents en dérivant directement : la consanguinité qui entraine quasiment aussi directement d’importantes carences quant à la fertilité. « Notre ganaderia est assez réduite en nombre, puisque nous n’avons pas plus d’une soixantaine de vaches de ventre et quatre sementales. Il est donc très difficile pour nous d’ouvrir les familles au sein même du troupeau » nous explique Don Rafael. 

Afin de solutionner ces problèmes de consanguinité, les Clairac vont tenter d’aller dénicher des animaux aux origines similaires, et il n’y en a que très peu. Cette solution « miracle » se trouve près de Séville, précisément à Alanis, parmi les animaux de la ganaderia andalouse Santa Teresa, anciennement Felix Hernandez Barrera, dont les fondations génétiques sont identiques à ceux des Lamamie de Clairac.

La ganaderia Santa Teresa fut fondée par les restants de la division du cheptel de Luis Gamero Civico, les autres parts revenant aux frères Flores, aux Clairac et à la famille Blanco. Un lot de bêtes passant successivement entre les mains de Juan Guardiola Fantoni, puis à son fils Juan Guardiola Soto, Juan Pallares puis Jose Luis Martin Berrocal qui la céda enfin à Felix Hernandez Barrera en 1981 avant de s’annoncer en 2007 sous son nom actuel et sous la direction de Pablo Hernandez Alonso.

Pablo Hernandez fit voyager depuis la finca familiale jusqu’à La Moral de Castro, un semental du nom de Pirata afin que celui-ci couvre un important lot de vaches, parmi les meilleures, pendant plusieurs semaines. Parmi les fils de Pirata, nait le dénommé « Buenas Tardes », qui aujourd’hui joue le rôle d’étalon vedette au sein de la ganaderia salmantine.

Buenas Tardes

« Buenas Tardes est génétiquement 50% Santa Teresa – 50% Clairac » nous précise Don Rafael. Avant de poursuivre « Le jour où nous l’avons tienté, Buenas Tardes avait été impressionnant. Il a pris quatre piques, avec à chaque fois beaucoup de bravoure, faisant même chuter le cheval lors de la dernière rencontre et dans la muleta de Lopez Chaves, il a offert un grand jeu, fait preuve de beaucoup de caste, de noblesse et il a duré. C’est cela que nous recherchons et c’est ce qui a forgé la renommée de notre ganaderia».

Approuvé, Buenas Tardes va à son tour se retrouver en charge de la « cubrición », Don Rafael plaçant toutes ses illusions dans la descendance du nouveau semental de la maison. Récemment, deux de ses fils furent eux aussi testés, approuvés et confirmés comme nouveaux reproducteurs : Fogonero, marqué du numéro 3 et Cigarro, numéro 14, tous les deux nés début 2017. C’est ainsi que Don Rafael Pelaez et son mayoral Ezequiel, luttent au fil des ans pour maintenir cette pureté qui fait la richesse du patrimoine génétique des animaux de Clairac.

C’est par l’enclos ou se trouvent Buenas Tardes, Fogonero et Cigarro que débutent notre visite. Ici, tout semble encré dans l’authentique. Point de barrières métalliques en guise de clôture, mais des murs de pierre naturels, comme si rien n’avait changé depuis qu’Eloy Lamamie de Clairac y a emmené son cheptel il y a de cela près de cent ans.

Fogonero

Le territoire des animaux de Clairac s’étend de La Moral de Castro jusqu’à l’autre finca familiale de Valdelama, sur plus de 1500 hectares. Trouver les mots justes pour décrire la beauté de ces paysages n’est pas une mince affaire. Entre les magnifiques roches calcaires répercutant un soleil de plomb et des milliers de chênes centenaires, paissent une soixantaine de vaches tout au plus, accompagnées de leur toute jeune progéniture.

Dans le cercado suivant, celui réservé aux mâles, une vingtaine de novillos. Tous sublimes, parfaitement dans le type de leur encaste, le cuir luisant, les cornes subtilement proportionnées, et d’un calme olympien. « Ces novillos pourraient combattre dans n’importe quelle plaza d’Espagne ou de France***, mais notre encaste n’est plus vraiment à la mode et nous devons parfois nous contenter de sobreros ou de corrida de rejon » nous confie Don Rafael.

Le cadre est majestueux, bucolique et illuminé d’un grand soleil printanier aussi bienvenu qu’inhabituel en la période. Durant près de trois heures, sans jamais regarder sa montre, Don Rafael, nous a littéralement offert toute sa passion, toute son illusion. Ce personnage aimable comme mille, simple nous a totalement captivé. En nous ouvrant son cœur Don Rafael a transformé cette visite pour laquelle nous étions là, en une balade dominicale que l’on ferait volontiers avec son papi. Ecouter et apprécier toute l’espérance d’un grand romantique, amoureux de cet animal unique, aux caractéristiques tellement rares et définies…

Alors, le temps n’a plus d’emprise, plus rien ne compte vraiment, sinon profiter. Ouvrir grand ses yeux et ses oreilles, apprécier la magnificence et la magie du campo. Dans ces moments-là, une seule envie : s’assoir à l’ombre d’un chêne et dévorer du regard tout ce que la nature nous offre de beauté. Un cadre fastueux, capiteux, hors du temps. Quel bonheur.

Cette matinée, comme coupé du monde réel, d’une rareté exceptionnelle a fait remonter en flèche le moral de mon aficion. Le temps semble défiler à vitesse grand V ici, à La Moral de Castro. Avant de leur dire au revoir, un moment qui ne nous tardait pas le moins du monde, Don Rafael et son épouse ont tenu à nous faire visiter l’immense maison, qui est la leur au cœur de la finca. Une sublime demeure de l’Espagne des années 1950 dans laquelle il fait un froid de canard, mais à la fois tellement chaleureuse.

Dernier moment de plaisir, autour d’un verre de fino, quelques tranches de lomo et de queso de cabra, pour une tertulia improvisée. Don Rafael, à cœur ouvert, nous conte son bonheur d’avoir laissé il y a plusieurs années, sa vie madrilène pour le quotidien campero, où ici tout n’est qu’harmonie. Nous avons évoqué l’actualité taurine, la mainmise des figuras sur le petit monde taurin, la difficulté pour les ganaderias d’encastes minoritaires à vendre leurs toros, l’espoir farouchement ancré à l’âme, pour de meilleurs lendemains. 

L’heure est désormais au départ, et cela nous fend franchement le cœur. Le temps que nous a offert Don Rafael fut un réel don de dieu, nous avons pris ce matin un plaisir paisible, et tellement vif à la fois. Approcher, découvrir et comprendre, ce patrimoine génétique exceptionnel que représente le toro de Lamamie de Clairac, est pour l’aficionado que je suis un véritable luxe, que je recommande à tous les amoureux de toros bravos. Il nous est vraiment difficile, encore aujourd’hui d’exprimer la plénitude et la joie que nous a procurée cette matinée campera auprès de cet homme prévenant et d’une gentillesse palpitante.

C’est avec un abrazo chaleureux, sincère et presque charnel que nous dit au revoir Don Rafael, nous glissant ces quelques mots : « Je ne vous oublierai pas »… Nous ne sommes pas près de l’oublier et vous non plus Don Rafael….

*La corrida du centenaire de la plaza de toros de Salamanque, donna lieu à une corrida avec 6 toros de Lamamie de Clairac pour Damaso Gonzalez, Niño de la Capea et Andres Sanchez qui prenait l’alternative le 11 septembre 1993.

**Des deux fers familiaux, ne subsiste aujourd’hui que l’originel, représenté par un C. Les droits de l’autre fer de la maison créé pour Leopoldo en 1925 est cédé en 1992 à Domingo Hernandez.

*** Dernière sortie en France le 24 juin 2007 à Istres. 3 toros de Lamamie de Clairac (1.2.3) et 3 de Candido Garcia Sanchez pour Juan Jose Padilla, Rafaelillo et Lopez Chaves. Les toros se nommés Cigarro, 580 kg ovationné à l’arrastre, Autor, 480 kg et Chirrino, 540kg applaudit auquel Lopez Chaves avait coupé une oreille. NB : le matador de toros français Marc Serrano a débuté en piqué face à des novillos de Lamamie de Clairac, le 19 mars 1996 à Arnedo aux côtés des novilleros Alberto de la Peña et José María Bejarano.

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